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2015-2016:

la comédie

The great Dictator, Charles Chaplin, 1940

Deux regards philosophiques sur le cinéma, et sur Chaplin en particulier : Adorno versus Benjamin 

            I) Adorno contre Chaplin :

 

            A) Les  griefs particuliers

 

            Adorno (et Horkheimer) attaquent Chaplin sur deux points. D’une part, ils rejettent l’idée que le rire puisse être libérateur. Quel est en effet le sens du rire des spectateurs devant un film de Chaplin comme Les Temps Modernes (1936, 4 ans avant Le Dictateur) ? Les spectateurs rient,  mais ce rire relève de la  méchanceté- de la moquerie. Pire encore- et Adorno est en désaccord frontal avec Benjamin sur les possibilités révolutionnaires du cinéma- il accuse Benjamin de montrer une franche naïveté romantique sur ce point :

 

                        « Dans une certaine mesure, il me faut taxer votre travail[1] de (...) second type                   de romantisme. Vous avez fait sortir l’art du recoin de ses tabous, mais on                 dirait que vous craignez l’irruption de la barbarie qui en découle (...) »[2]

 

Autrement dit, en proposant une théorie marxiste de l’œuvre d’art, Benjamin en montre les conditions sociales de production- et ce faisant la désacralise. Mais Adorno lui dit : vous n’êtes pas conséquent- vous reculez devant ce qui en découle :

 

« en guise d’expédient vous élevez ce que vous redoutez selon un genre de fétichisation inverse. Le rire des spectateurs au cinéma est rien moins que bon et révolutionnaire ; j’ai déjà parlé de cela avec Max, et il vous l’aura certainement dit : il est empreint du pire sadisme bourgeois. La compétence des revendeurs de journaux discutant les résultats sportifs est une chose dont je doute profondément, et la théorie de la distraction, en outre, malgré sa séduction par son caractère  de choc, ne saurait du tout me convaincre. Serait-ce pour cette simple raison que, dans une société communiste, le  travail sera organisé de telle façon que les hommes ne seront plus aussi fatigués et abêtis au point d’avoir besoin de la distraction. »[3]

 

            La comédie cinématographique n’a donc pas du tout les vertus que Benjamin lui prête. Elle relève du divertissement de masse, de l’entertainment qui, loin de faire l’éducation des masses, ne fait que prolonger la domination de l’establishment. Le rire au cinéma n’est pas le rire au théâtre, par exemple, parce que le théâtre n’est pas un art de masse. Plus profondément, une pièce de théâtre n’est pas une chose pour laquelle la technique suffit à sa reproduction. Une seconde représentation n’est pas la reproduction de la première, etc.

 

            Adorno cible ensuite sa critique sur Chaplin et les spectateurs des Temps Modernes

 

« Pour ne mentionner qu’un détail : que le spectateur  réactionnaire devienne un spectateur d’avant-garde  parce que, devant un film de Chaplin, il comprendrait de quoi il retourne, voilà qui me semble également pure romantisation, car ni je ne puis rattacher pour ma part à l’avant-garde, même  après Les Temps Modernes, [Chaplin], ni je ne crois qu’aucun des éléments positifs qu’il contient n’y soient perçus. Il suffit d’avoir entendu rire le public au spectacle de ce film pour savoir ce qu’il en est. »[4]

 

            Ce reproche porte sur la comédie satirique en tant qu’elle se veut un genre cinématographique engagé[5] : d’une part, le spectateur a certes passé un bon moment, mais il sort indemne de la projection. La comédie distrait, mais elle ne transforme pas. Elle ne fait ni agir, ni réagir, ni réfléchir. Elle  amuse. Au fond, ce n’est qu’un divertissement de masse. Adorno est onctueusement féroce : il n’y a aucune différence de fond entre un spectacle de divertissement de foire et un film de Chaplin- qu’on se moque de la femme à barbe ou qu’on se moque de l’homme à la moustache, c’est pareil. Charlot, dans Les Temps Modernes, est  la femme à barbe sur la chaîne de montage. La comédie cinématographique ne peut en rien contribuer à la formation d’une conscience de classe des opprimés. Pire encore : en faisant la promotion de Chaplin, Benjamin est soit un chien de garde, soit un idiot utile. Et pire encore : le spectateur, qu’il soit oppresseur ou opprimé (car l’art de masse permet la coexistence de tous dans une salle obscure) rit  de Charlot. Du coup, Les Temps Modernes réalisent une sorte de consensus de la méchanceté : il y a une union sacrée adultérine pour moquer le Charlot de l’écran. Mais demain, l’opprimé retrouvera la chaîne ; l’oppresseur, sa bourse et ses comptes, et tout sera rentré dans l’ordre. La comédie cinématographique est donc le nouvel opium du peuple.

 

            -May we have fun (together...) ?

            -Sure

            But... :

« Le Fun est un bain d’acier. L’industrie du divertissement prescrit inlassablement ce remède. Pour elle, le rire permet de créer une sensation trompeuse de bonheur. Or, les moments heureux se passent de rire[6], seules les opérettes, puis les films présentent le sexe[7] avec des éclats de rire. Mais un Baudelaire[8] est aussi dénué d’humour qu’un Hölderlin. »[9]

 

            Il n’est que trop vrai que le rire peut être récupéré à des fins narcotiques (et même thérapeutiques...) Mais la vraie question est de savoir si toutes les comédies appartiennent ipso facto à « l’industrie du divertissement ». D’autre part, il y a chez Horkheimer et Adorno une acuité de  leur regard sur le rire :

« le mauvais rire surmonte la peur en passant du côté où se trouve la peur. Dans la fausse société, le rire envahit le bonheur comme une maladie et l'entraîne dans son totalitarisme abject. Rire au sujet de quelque chose est toujours rire de quelque chose et la vie qui, selon Bergson, force la muraille, est en vérité l'élément barbare qui s'introduit, l'affirmation de soi qui, quand la société lui en donne l'occasion, ose célébrer son absence de scrupule. L'assemblée des rieurs est une parodie de l'humanité. Ce sont des monades dont chacune s'abandonne à la jouissance d'être prête à tout, aux dépens de toutes les autres et avec le soutien de la majorité. Prises ainsi ensemble elles représentent une caricature de la société. »[10]

 

            Leur acuité philosophique est telle qu’ils posent une question bien plus intéressante que la tarte à la crème, doublée de marronnier, qui nous est régulièrement resservie : peut-on rire de tout ? Cette question ouvre évidemment la porte à la censure. Tout est prêt.

            Il y a un rire qui est l’essence émotionnelle de la fausse société, qui n’a rien à voir avec la société du Banquet de Platon, où l’on rit beaucoup. Cette fausse société refait du lien par la victime. Sur le plan littéraire, je pense que c’est dans Hop-Frog de Poe  qu’on trouve ce rire-là.[11]       

 

            B) Le contexte plus large :

 

            Ce n’est pas le lieu d’exposer toute la philosophie d’Adorno et Horkheimer. Signalons seulement qu’ils sont les pères fondateurs de l’Ecole de Francfort- un courant philosophique qui procède à une critique sévère (juste ?) de la Philosophie des  Lumières[12].

            Tout d’abord, ils procèdent à une critique des Lumières dans leur ouvrage La dialectique de la Raison. Cette critique signifie ceci : les philosophes des Lumières ont cru qu’une rationalité éduquée serait synonyme de libération (émancipation) de l’humanité. Or, la rationalisation des rapports sociaux de production est bien plutôt synonyme d’aliénation. Et par ailleurs, le 20ème siècle aura été le siècle non seulement de l’asservissement, mais encore de la destruction rationalisée (les guerres et les génocides).

            Ensuite, la raison industrielle a envahi toutes les sphères de la vie : l’art n’y échappe pas. Il ne s’agit pas ici d’une critique de l’art industriel, mais d’un repérage féroce des formes d’industrialisation de la production artistique. L’art n’est pas autonome, ni dans ses moyens, ni dans son sujet créateur, ni dans son public. Une œuvre doit trouver « son » public comme un modèle  de voiture trouve ses acheteurs. A la limite, tout  l’enjeu est de repérer une demande et  de répondre à cette demande. Dans le cinéma, on parlera alors de l’industrie cinématographique comme on peut parler de l’industrie aéronautique ou de l’industrie automobile. Les films sont à gros ou à petits budgets, etc. Le cinéma d’auteur s’étale en large. On l’aura compris : ce sur quoi Adorno et Horkheimer nous invitent à réfléchir, c’est sur un parallèle entre consommation de masse et culture de masse. Et il n’est guère salvifique de poser une élite car l’élite se définit encore par rapport à la masse- elle n’a donc elle-même aucune autonomie. Inutile de chercher la sortie : il n’y  en a pas.

Alors, que faire ?

 

 

II) Une réponse benjamienne :

« Ici passe un film qui, pour l’Amérique certes, n’est plus une nouveauté [...]. À moi, il m’a montré jusqu’où peut aller, là-bas aussi, la complicité de l’industrie cinématographique avec le fascisme. Il est quelque peu angoissant de voir que ce genre de produit, justement, a été couronné du premier prix par un jury américain. (...) Le meilleur opium du peuple est aujourd’hui un certain caractère inoffensif, ce narcotique où la “culture du cœur” et la “niaiserie” constituent les ingrédients les plus forts. »

W. Benjamin. Lettre à Horkheimer, juin 1939. ( Je mets en gras. Le film dont il s’agit est You can’t take it with you  de Capra, 1938).

 

 

 

            Je veux tenter d’établir les deux points suivants :

a) Benjamin réfléchit sur le cinéma, et celui de Chaplin en particulier, à  travers le  changement de statut de l’œuvre. Ce point me mène jusqu’à la notion d’aura de l’œuvre chez Benjamin.

b) Le cinéma peut avoir une fonction de révélation du réel. Cette fonction n’est pas hypothéquée par la consommation des images. Ce point me mène jusqu’à l’analogie benjamienne entre l’inconscient psychique et l’inconscient visuel.

 

            A) L’aura et son abîme :

 

            Qu’est-ce que l’aura d’une œuvre selon Benjamin ?

 

            Pour répondre à cette question, référons-nous aux premières pages de  L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée[13].

 

            D’une part, l’œuvre d’art a toujours été reproductible : en peinture, les maîtres reproduisent leurs œuvres à des fins de diffusion (on a  tant de versions de telle œuvre...), les élèves  copient à des fins d’apprentissage, les faussaires copient pour gagner des sous...

            D’autre part, Benjamin considère que notre époque présente quelque chose de nouveau par rapport à cette pratique très ancienne de la reproduction : « Par rapport à ces procédés, la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau. »[14]. Quoi ?

 

            Premièrement, c’est dans la lithographie que  Benjamin repère les linéaments de cette nouveauté. Certes, on est tenté de dire : la lithographie n’est qu’une technique de reproduction de l’œuvre. Mais en réalité, une technique nouvelle n’est jamais seulement une technique. Elle bouleverse la nature de l’œuvre, la nature de la création et la réception de l’œuvre. La technique est une invention créatrice : la lithographie « permit à  l’art graphique d’écouler sur le marché  ses productions (...) sous une forme de créations toujours nouvelles. Grâce à la lithographie, le dessin fut à même d’accompagner illustrativement la vie quotidienne. » [15] Autrement dit, une technique est plus qu’ un simple moyen au service de l’œuvre. Elle modifie la relation entre œuvre et création.

            Deuxièmement, après la lithographie vint la photographie. Nouveau bouleversement : « Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l’image, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes, qui incombaient désormais à l’œil seul. Et comme l’œil perçoit plus rapidement que ne peut  dessiner la main, le procédé de la reproduction de l’image se trouva accéléré à un tel point qu’il put aller de pair avec la parole. De même que la lithographie contenait virtuellement le journal illustré- ainsi la photographie, le film sonore. » [16] Ainsi, avant Benjamin, il est courant de penser ceci : une technique est au service de...Ce que Benjamin propose à notre réflexion, c’est ceci : dans une technique éclosent

-de nouveaux objets (par ex : le journal illustré)

-de nouvelles œuvres (par exemple : le film)

- de nouveaux rapports de  production à l’œuvre (la main ne fait plus rien, l’œil fait tout).

Une époque est donc le déploiement des possibilités d’une technique.

 

            Or, la reproduction mécanisée d’une œuvre d’art transforme  d’une part, le statut de l’œuvre en tant qu’en elle on vise l’original par différence avec la copie, d’autre l’action de l’art en tant que par cette expression, on étudie l’esthétique de la réception. En effet, avant la reproduction, l’original jouit du statut suivant : en lui se trouvent synthétisés authenticité et autorité. Mais supposons que la photographie  s’empare de la Joconde : d’une part, cette technique fait ce qu’elle veut avec ce tableau unique (l’original au Louvre). Elle donne à voir, par exemple, des détails de la Joconde imperceptibles à l’œil nu. Elle agrandit, rapetisse, éclaire ou assombrit. Ainsi, cette technique- la photographie- n’est pas au service de l’original de cette œuvre - la Joconde du Louvre. Bien au contraire, d’une part, elle est autonome par rapport à l’original- donc la  photographie ne copie pas ; d’autre part, elle fait voir des aspects de l’original auparavant invisibles (et inconnus). Un détail de La Joconde  est produit par la photographie et s’autonomise par rapport à l’original dans le même mouvement de l’autonomisation de gestation d’une technique. En outre, La Joconde photographiée est partout (du moins en droit) ; l’original est fixé en un lieu (et à l’abri des ravages du temps). Ou, comme l’écrit Benjamin : « La cathédrale quitte son emplacement pour entrer dans le studio d’un  amateur ; le chœur exécuté en plein air ou dans une salle d’audition, retentit dans une chambre. »[17] Bien évidemment, le bon sens dira : ce n’est pas la vraie Joconde ni la vraie Notre Dame qui se trouvent dans ma chambre. Soit. Mais qu’est-ce qui s’est perdu ? Et surtout, n’y-a-t-il que perte ? Ce qui est  perdu, c’est la matérialité fichée dans le hic et nunc de l’œuvre- son unicité, son authenticité, son autorité. Partout reproduites, la Joconde et Notre-Dame blasent.  Mais il n’est pas dit qu’il n’y ait que  perte :  encore une fois, la lithographie donne naissance au journal illustré- cet objet nouveau destiné à un public nouveau. Donc, ne peut-il pas y avoir une recréation à partir de cette technique ?

 

            C’est dans ce contexte théorique qu’il faut replacer la notion benjamienne d’aura de l’œuvre. On trouve une double caractérisation de l’aura :

 

1) « ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de sa reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura. » L’aura synthétise donc l’unicité, l’authenticité et la matérialité. En un mot : l’aura de l’œuvre, c’était la sacralité de l’œuvre. Devant une œuvre, nous avions : respect, recueillement, prière, méditation, componction, humilité, etc. La reproduction fait passer l’œuvre d’un espace sacré à un espace profane. Or, on ne touche pas les frontières entre le sacré et le profane sans de lourdes conséquences. Et Benjamin  peut ainsi  suggérer que ce qu’il écrit sur l’art dépasse le domaine de l’art : «  La technique de reproduction (...)  détache la chose reproduite du domaine de  la tradition[18]. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en  série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite.[19] Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuels de l’humanité. »[20] Il y a donc certes une perte de l’aura. Mais Benjamin voit dans cette perte, tout aussi bien, un moment historique qui peut être l’occasion d’un  « renouvellement ». L’aura est niée. Mais cette négation est aussi bien le commencement de l’affirmation d’autre chose- de nouvelles possibilités sont ouvertes (ce que j’ai appelé les gestations). Signalons pour éviter tout malentendu que le « renouvellement » dont parle Benjamin, expression qui peut donner lieu à des interprétations en complète opposition avec ses positions politiques, n’a rien à voir avec l’homme nouveau[21].

 

2) « Qu’est-ce en somme que l’aura ? Une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il. »[22] La charge auratique de l’œuvre en son unicité tient précisément en ce qu’elle rend présent, devant un spectateur, dans son temps et son lieu de spectateur, quelque chose qui le dépasse et le subjugue. L’aura conjugue dans son hic et nunc  l’hic et nunc du spectateur avec un illo tempore, un ekeinos o chronos. Par son aura, l’œuvre ouvrait à un horizon métaphysique. Dans cet horizon, l’objectivité de l’œuvre et la subjectivité du spectateur ne font plus qu’un : l’expérience auratique est fondamentalement une expérience unitive, au demeurant  depuis longtemps thématisée dans le néoplatonisme plotinien.  Plotin est un penseur de l’Un qui n’est pas tourné vers l’âme mais vers lequel l’âme se tourne : de la même façon, en son unicité, l’œuvre n’est pas tournée vers nous ;  mais faire l’expérience de l’aura, c’est faire l’expérience d’une fusion- quand je regarde la Joconde, tout aussi bien la Joconde me regarde.

            Cette aura est perdue, mais il n’y a nulle nostalgie chez Benjamin.  Il se trouve que la reproduction mécanisée met l’œuvre à disposition. Or, ce mouvement de rapprochement et de diffusion est en même temps un mouvement de destruction. Car, s’il faut aller à l’œuvre comme à une unité unique, soutirer l’œuvre à son lieu, l’extraire et la soustraire de ce lieu, c’est l’abstraire. On a alors affaire à une abstraction d’œuvre, et non à l’œuvre-même.  Le propos de Benjamin  n’a cependant rien de mélancolique, car si nous marchons au milieu des ruines de l’aura, il faut d’abord expliquer cette perte (et non la déplorer) et suggérer ce qui peut s’ensuivre de nouveau. L’explication benjamienne tient à  deux facteurs : il n’y a plus un sujet spectateur et esthète recueilli dans la contemplation de la chose artistique. Il y a des masses. Ou plutôt : prenons ceci comme une hypothèse : « La masse revendique que le monde lui soit rendu plus « accessible » avec autant de passion qu’elle prétend déprécier tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. »[23]

 

            B) L’inconscient visuel

           

            Je prends ce biais : « Les masses tendent à la transformation des conditions de propriété. L’Etat totalitaire cherche à donner une expression à  cette tendance tout en maintenant les conditions de propriétés. En d’autres termes : l’Etat totalitaire aboutit nécessairement à une esthétisation de la vie politique. »[24]

            Chez Benjamin, les masses sont aliénées et, en même temps, elles ont un rôle révolutionnaire. Qu’on appelle cette aliénation « creusement du fossé entre riches et pauvres », ou « augmentation des inégalités », ou « répartition inégale des richesses », etc. elle est encore là. Nier cette aliénation, c’est nier le réel. Or, longtemps avant toutes les réflexions sur la société du spectacle, Benjamin réfléchit sur un tour de magie du Pouvoir : se produire comme un spectacle (grandiose, fastueux ;  ou bien : modeste, conversationnel au coin du feu) auquel les masses participent comme spectatrices. D’un côté, la scène du Pouvoir ; de l’autre, les bancs des spectateurs. Mieux encore, de façon très prémonitoire (hélas), Benjamin continue : « Tous les efforts d’esthétisation politique culminent en un point. Ce point, c’est la guerre moderne. La guerre, et rien que la guerre, permet de fixer un but aux mouvements de masses les plus  vastes, en conservant les conditions de propriétés. (...) Seule la guerre permet de mobiliser la totalité des moyens techniques de l’époque actuelle en maintenant les conditions de propriété. » [25]

 

            Arrêtons-nous là et tentons de répondre à la question : pourquoi Chaplin peut-il être désaliénant ? Je pense qu’il y a deux choses chez Chaplin (au moins, dans certains de ses films):

  • d’une part, une sur-esthétisation de l’esthétisation dont l’effet est de faire apparaître grotesque ce qui devrait apparaître terrifiant : lorsque la grenouille veut se faire aussi grosse que le bœuf, on rit de sa démesure. Chaplin défait par le rire- ce rire est le rire qui accompagne le truc qui cloche dans l’opacité compact du Pouvoir. Le Pouvoir a besoin d’esthétisation- c’est à dire : il a besoin d’apollinisme- il a besoin de paraître Puissance et Mesure. Mesure de la marche, puissance de la marche. Chaplin introduit du dionysiaque incontrôlable et incontrôlé dans l’apollinien  enrégimenté- celui qui marche au pas (de l’oie, ou autre). Ainsi, la sur-esthétisation de l’esthétisation aboutit à une déflation de l’apparat infatué de ses apparences. Ou, si on veut, Chaplin-Pénélope détricote dans la nuit de la  camera obscura la toile  kaki qui  se tisse dans le jour éclatant du Pouvoir. L’écran est une surface de projection, non ce qui fait obstacle mais ce qui fait support à une révélation : la grosse Bertha, monstre phallique au nom féminin, éjacule un obus qui foire. Le Pouvoir n’est que ça : une grosse Bertha foireuse. Mais l’Etat totalitaire a aussi besoin que les masses croient qu’il n’est pas que machines, qu’il y  a aussi des dirigeants. D’où :

  • d’autre part, de même que la psychanalyse redécouvre une dimension non-consciente de la psychè, de même le cinéma (de Chaplin en particulier) révèle un inconscient visuel : la caméra « nous ouvre  l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel. »[26] C’est le point crucial : Benjamin pense qu’un cinéma est capable de conscientiser les masses en modifiant très concrètement leur perception- certes, nous regardons un film, mais nous apprenons aussi à regarder grâce à un film. Certes, il y a la relation de miroir entre Hynkel et Charlot. Cette relation est telle que, pour un Bazin, le rire de Chaplin est un rire qui  anéantit- un rire néantisant ce qui passe pour essentiel dans le Pouvoir totalitaire. Ce n’est pas le clown qui est  le clone ; c’est le clone qui est clownesque. En doublant l’original, la réplique lui donne une réplique mordante : l’original meurt du rire de son double. Ce petit homme qui gesticule et vocifère, qui enflamme et qui fait taire, qui rugit, qui s’exalte et qui exulte,  que devient-il sous l’œil de la caméra ? Cette caméra fait voir l’invisible, elle révèle l’inaperçu de la fascination : le geste que fait le Tyran et qui fait le Tyran, Chaplin le défait, il le décompose. Filmer, c’est défaire le fascinant- donc le fascisant. A contrario, le Pouvoir totalitaire carbure à la fascination. Pourquoi cet art est-il réellement engagé ? Non point seulement parce qu’il fait passer un message ( une agence de pub en fait autant, et beaucoup mieux), mais parce qu’il subvertit les moyens mêmes du Pouvoir totalitaire- c’est à dire : l’esthétisation. Pénélope peut défaire parce qu’elle sait comment,  le jour, ça se fait. La résistance de l’obscur consiste dans ce démaillage de l’esthétique.  

           

           

            Conclusion :

 

            En 1936, Benjamin pressent, me semble-t-il, un bouleversement dont les effets nous sont maintenant devenus familiers. Mais peut-être pas à l’échelle qui est désormais la nôtre. Lorsque tous les supermarchés résonnaient du Boléro de Ravel, on pouvait soit se réjouir de voir une œuvre musicale mise ainsi à la portée ( ?) de tous ( ?), soit s’interroger sur la perte de sens induite par une telle diffusion de masse. Une étape a sans doute été franchie avec les nouvelles technologies qui ne sont peut-être pas, contrairement à une vision superficielle, seulement des moyens de communication ou de  diffusion. Ce sont des moyens de destruction de l’aura.

            Benjamin n’est pas nostalgique. Mieux encore :ça et là dans son texte pointe clairement une perspective clairement révolutionnaire. Et il y avait cet espoir d’un cinéma qui aurait pu jouer un rôle dans la prise de conscience des aliénations. Adorno n’a jamais partagé cet optimisme - le cinéma est originellement souillé par son appartenance à « l’industrie cinématographique »- il est donc voué à perpétuer l’enfer de l’aliénation des masses. Benjamin développe une vision salvifique, Adorno ne croit guère à la possibilité d’une rédemption.

 

Laurent Luquet

           

 

 

 

[1] Il s’agit de L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936), texte auquel je me réfère.

[2] Lettre d’Adorno à Benjamin du 18  mars 1936.

[3] Idem.

[4] Idem. Adorno vise très précisément le passage suivant : « La reproduction mécanisée de l’œuvre d’art modifie la façon de réagir de la masse vis-à-vis de l’art. De rétrograde qu’elle se montre devant un Picasso par exemple, elle se fait le public le plus progressiste devant en face d’un Chaplin. » ( L’œuvre d’art... EF, p 161). Benjamin ne fait de relever la différence de réception par le public entre certaines peintures (à son époque, mais n’est-ce pas  encore vrai aujourd’hui ?) et un film de Chaplin. Un rappel : Le Dictateur, de quatre ans postérieur à ce texte, sera le plus gros succès (commercial ?) de Chaplin : plusieurs millions d’entrées au EU. Pour Benjamin, un Picasso et un Chaplin sont deux œuvres.  Il faut bien expliquer la différence constatable au niveau de la réception. Pour Adorno, en bref, le Chaplin flatte les bas instincts de la masse. Le Picasso est plus difficile d’accès- donc la masse renâcle... Est-ce aussi simple ?

[5] Sur ce point, Adorno a encore plus raison avec Le Dictateur- film de lutte. Chaplin ne s’y embarrassera plus ni des précautions diplomatiques (le film ne sera pas diffusé en Angleterre pour ne pas froisser la diplomatie allemande), ni du non-interventionnisme des libéraux américains et de la presse Hearst en particulier dont il essuiera les critiques.

[6] Je ne comprends pas cette affirmation : on peut bien rire à table avec des amis, en faisant l’amour avec des ami(e)s, ou en voiture en pensant à ses amis, ses amours, ses...

[7] Bof. La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres...

[8] Pour Baudelaire, c’est plus que discutable. Il suffit de lire ses Curiosités, ou  ses articles sur l’art romantique, ou même ses petits poèmes en prose.

[9] Adorno et Horkheimer,  La Dialectique de la raison.

[10] Idem.

[11] Mais ce n’est qu’une suggestion. Mes connaissances sont limitées.

[12] Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire une critique de la rationalité sans se placer dans une forme de rationalité. Ou bien on n’attaque que la raison des Lumières, mais c’est déjà fait (par Hegel, en particulier).

[13] Walter Benjamin, Ecrits français, présentés par JM Monnoyer, NRF, 1991. Désormais, EF.

[14] EF, p 140.

[15] Idem, p 141.

[16] Idem.

[17] Idem p 142.

[18] Benjamin écrit longtemps avant le Crise de la Culture de H. Arendt...

[19] Ce n’est pas ici le lieu de développer ce point, mais il me semble que dans ces recherches de Benjamin se trouvent en creux certaines tentatives de l’art contemporain. La sérigraphie n’a-t-elle pas justement cette portée critique de désacralisation, mais appliquée aux personnes, ou plus exactement : au visage ? La reproduction dé-visage en multipliant le figé d’un visage. Sous le fond de teint, il n’y a plus du tout de teint- dématérialisation.

[20] Idem, p 143.

[21] Le texte date de 1936.

[22] Idem, p 144

[23] Idem, p 144.

[24] Idem, p 169.

[25] Idem, p 170. 

[26] Idem, p 163.

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